VARIATION -       Cet ouvrage est un tissu de mensonges. A Bruxelles,il pleut.

A première vue, le travail de Charles Paulicevich frappe par la diversité des sujets abordés, mais en même temps par la singularité de son écriture qui incite à une investigation plus approfondie. De cette constellation colorée se dégage alors nettement une thématique générale : les formes contemporaines de la séduction et de l’artifice, la théâtralisation du quotidien, les codes du spectacle ordinaire, l’esthétisation des apparences. Ses photographies, cependant, ne cèdent pas aux charmes factices des situations choisies (concours de beauté pour animaux, salons de l’automobile ou de l’érotisme, champs de foire, publicité, boîte de nuit, fêtes et manifestations sportives, etc.). Elles échappent par là-même à la banalité – devenue aujourd’hui convention stylistique -, refusent l’anecdote et l’ironie. Pour montrer la vulgarisation organisée de la séduction, elles délaissent tout esthétisme complaisant. Subtil décalage, parmi d’autres, dont se joue Charles Paulicevich, bien conscient de la faculté de conversion intrinsèque à son médium. Il ne s’agit pas de transformer les paillettes et les chromes flamboyants en rutilances photographiques, mais d’affirmer le processus d’altération. Les motifs, pourtant, et ce malgré leur hétérogénéité, participent de l’opération procédurale : ils affirment les images en tant quye telles alors qu’elles cristallisent le monde en train de se faire représentation généralisée. Chaque photographie est un tour de passe-passe : la transformation du réel pourtant iconisé à outrance en une image qui semble lui échapper.

En ce sens, les vues de magiciens s’avèrent emblématiques. Dans un décor où tout semble étrangement flotter, dessin d’une tête de lion aréolée d’une guirlande de néon rouge, spots, fumée, indistincte cascade d’or, un illusionniste, lui-même comme en lévitation, maintien en apesanteur un énorme cube d’une blancheur immaculée : stratification de degrés d’irréalité et, en même temps, de références iconiques – clair-obscur baroque, géométrie minimaliste, simplification conventionnelle des décorations de cirque. Lui fait écho un autre prestidigitateur, hors-piste mais en habit et toute concentré, dont les bras écartés laissent imaginer quelques tours d’escamotage : visibilité et invisibilité, champ et hors-champ que dispute l’illusion photographique.
De manière symptomatique, ces deux images intensifient l’impression d’une temporalité suspendue entre deux états. L’instantanéité semble déjouée par la fixité, autre hiatus opératoire. Ainsi devant l’échoppe d’un marchand de friandises, le saut tendu d’un chien vers la main élevée de son maître semble figé pour l’éternité, dans le mouvement élastique des corps qui l’entourent. Ou ce couple de danseurs, immobilisé en un curieux équilibre alors que les musiciens à l’arrière-plan semblent poursuivre leur rythme, ou le corps-à-corps presque gracieux de deux boxeurs qui reprennent indéfiniment leur souffle devant l’arbitre statufié.
Les nombreux moments captés d’abandon à soi laissent une même impression de pause, dans un flux gelé mais où la tension ou la dynamique reste palpable. Contrastes savamment orchestrés en une fraction de seconde : un regard pensif et détourné, d’une étonnante prégnance, en pleine conférence, une mère avec son bébé, majestueusement recluse au beau milieu de la foule et sous les confettis, diverses attitudes de retrait ou d’abdication dans le tumulte. L’évanescence temporelle est accentuée par le traitement de l’espace, articulé en couches distinctes ou par des enchaînements fluides mais qui accusent autant de disparités. Pour exemples, le répit du baigneur, debout au bord de la piscine où s’éclate une vague artificielle, avec en arrière-plan l’Atomium, ou ce pâle enfant, comme absent, dans un environnement qu’il faut déchiffrer mais qui en impose par l’équilibre visuel de la photographie. Corps et temps sont suspendus dans d’intrigants jeux de relations soulignés par l’organisation formelle et tonale.
L’incursion récurrente de l’image imprimée dans la prise de vue vient souligner le travail de conversion et renforce le caractère fictif du réel une fois photographié ; la distinction entre les acteurs et le décor, entre un mannequin sur une affiche et un personnage saisi sur le vif s’estompe. Devant un poster et des plantes d’agrément, un taureau et son éleveur sont mués en une singulière carte postale tronquée et, détail patent, le motif bovin sur la cravate souligne leur transformation en image. De même , le duveteux chaton hypnotisé par un jouet en plume se fait peluche tandis que les impressions de dalmatiens sur le textile accentuent cette ambiguïté – et celle, bien sûr, du sens de l’image, qui n’a rien d’un mignon cliché… Les discrètes mais régulières pointes d’humour décèlent de légères dissonances dans les règles du spectacle social et des canons esthétiques, mais sans causticité.

Texte d’introduction au livre Variation, par Catherine Mayeur critique d’art, professeure et commissaire.